A ma soeur et unique

A ma sœur et unique

Le 3 janvier 1889 au matin, les yeux encore rougis des lectures, des écrits ou des insomnies de la nuit, la tête entre enclume et marteau tant ses incessants maux de tête sont de puissance vulcanale, le corps vêtu de ce costume sans couleur et sans fibres à force d’être usé, les pieds chaussés de ces brodequins lui permettant ses trois à huit heures de marche quotidienne au cours desquelles il glorifie ou invective nuages et paysages selon que son esprit est d’humeur badine ou chafouine, ainsi défait, ainsi vêtu, tant souverain que déjeté, il descend l’escalier de la pension bon marché qu’il occupe provisoirement en cet hiver 89, car il habite sans cesse en des lieux différents, selon les maux et les saisons, Stresa, Venise, Tautenburg, Marienbad, Nice, Sorrente, Gênes, Rome, Messine, Rapallo, Portofino ou Sils-Maria, mais toujours pauvrement, sans luxe, ni or, ni faste, en de piètres hôtels, garnis, meublés, pensions dites de famille, le choix de ces cambuses sans âme où il posera son unique malle de voyage n’étant dicté que par ce qu’il exècre le plus au monde, la trivialité, l’argent bien sûr, ou plutôt son manque, alors on se rabat là où on peut, là où le gîte est bon marché et le couvert frugal, le choix du pays, de la région ou de la ville n’étant, lui, par contre, jamais guidé par un impératif roturier mais par une souveraine exigence : la quête du climat idéal, lequel se devra d’être ni trop chaud, ni trop froid, ni trop sec, ni trop humide, ni trop variant, ni trop banal, tantôt près d’un lac, tantôt près d’une montagne, tantôt près d’une mer, et toute sa vie, sa vie d’errant, de fugitif errant, sera ainsi ballottée au gré des hasards atmosphériques, des caprices des saisons, des moyens financiers, des humeurs, des douleurs, des degrés de sécheresse ou d’humidité, des lubies passagères, des amours avortées, des amitiés déçues, des oppressions, des dépressions, des nerfs à soigner, des yeux à guérir, des crises d’euphorie ou de neurasthénie, l’important, le vital, au bout du compte, étant, en quelque lieu qu’il soit, que s’y trouvent des pavés pour y poser ses pieds, des chemins pour y marcher des lieues, des routes pour fatiguer son corps et endormir ses plaies afin de libérer sa tête et parvenir à enfanter aphorismes, chants, poèmes, dans lesquels, les jours de grâce et d’illumination, ressusciteront des dieux païens, grecs, hindous, inexistants, antéchristiques, métaphoriques ou perses, qui referont le monde à l’image de la vraie vie, et non de sa caricature, ou pire, de sa soumission à la morale des hommes, c’est-à-dire, en ces temps décadents, à celle de Dieu dont il surveille, plume à la main, la lente et terrible agonie. (...) »

Extrait du chapitre 1 de la partie 1

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