Le murmure

« Le murmure » de Christian Bobin, Gallimard, 2024

La montagne s’incline une seconde. Aucune de ses pierres ne sourit. Si tu cherches une récompense pour ce que tu fais, laver la vaisselle ou jouer Chopin, alors, plutôt, ne fais rien : tu as par avance échoué dans l’absolu chef-d’œuvre de la vaisselle, ou du poumon des anges. Chopin est une inhalation pour les anges asthmatiques, ces hypersensibles saupoudrés sur terre dès leur naissance jusqu’à leur mort – car les anges naissent et meurent comme Bouddha, comme les tortues et comme nous. Mais je m’égare. Si tu cherches les félicitations, reste au lit : au moins pourras-tu espérer faire d’un sommeil un chef-d’œuvre inconnu.
La montagne-Sokolov à la fin d’un récital s’incline juste une fois pour dire : je n’ai aucun mérite. Je me suis effacé une heure et demie. C’est une gloire secrète que votre silence m’a permis, dont je vous sais gré. Je suis le saint bossu des pianistes. Saint, il n’y a vraiment pas de quoi s’en vanter. Disparaître en se jetant dans la flamme des fleurs ou dans les bras des morts est un luxe inouï. Une heure et demie hors de ce monde dont les remparts brûlent.
Ce qui s’éloigne est tellement beau. Le son du piano, ce noir velours d’un abandon qui s’épanouit avec l’agonie de chaque note. Quelqu’un s’en va, nous quitte, s’embellit de nous échapper. Nous ne le ferons plus souffrir avec nos paroles, nos projets, nos volontés. Vous avez raison de persécuter les saints dès
la cour de l’école. Leur jouissance est insupportable. Elle dépasse toutes les autres.

Cette nuit j’ai entendu une voix qui disait : « Cette année tu vivras comme un rentier. Tu auras des conversations avec des rois, des reines, et des dieux. » Et j’ai pensé qu’un ange m’annonçait ma mort.
J’écris à bas bruit et j’écoute de même. Un silence de Sokolov et je bâtis une ville en bord de mer, en automne, quand le soleil se repose de ses admirateurs. Une reine de beauté, élue au temps de la Révolution, enterrée dans le vieux cimetière de Vézelay secoue ses cheveux devenus herbes folles, et ses os bracelets aux poignets du vent.
Sa poussière rêve. La petite brise milliardaire des libellules. Les femmes sont des caravanes de charme.
Elles séduisent jusqu’au soleil. Et tant pis si la dernière verdine de cette caravane abrite la Reine Mélancolie, toujours alitée. Cela n’empêche pas cœur et main de danser.

Je n’ai pas compris ton départ. Parfois ne pas comprendre est une bénédiction. Ton départ s’appelle « mort », mais ce mot ne dit rien. J’essaie de revoir dans l’air qui m’entoure la danse de tes mains quand tu parlais. Tes doigts partaient en vacances. Ta main chatouillait le menton d’un éléphant bien trop sage.
Une sonate de Schubert est une petite bête sauvage prise au piège et tirant, tirant sur le collet qui lui rougit de plus en plus le cou. Je ne comprends rien à sa musique. J’aime bien lorsque je ne comprends plus. Il me semble que Schubert a inventé une musique plus longue que la vie...
Je n’ai que mon cœur pour traverser la vie, rien d’autre que cette valise de réfugié en cuir rouge, cadenassée à la naissance. »

 

 

& aussi