L'invention de la famille

« L'invention de la famille » de Sonia David, Grasset, 2024

Le nombre de gens que je crois reconnaître, le nombre de portes dans lesquelles je me cogne, mon attention si défaillante. La maladresse, ça fait marrer les uns, ça énerve beaucoup les autres, mais ma spontanéité a gagné cette partie-là : il est entré dans le bistrot, je lui ai fait signe, il s’est approché, « Bonjour madame », ses premiers mots plutôt perplexes, genre « C’est qui cette folle ? ». J’ai enchaîné : « Ah, pardon ! je vous ai pris pour mon cousin Ivan », à quoi, toujours indécis, il a rétorqué « C’est bien moi, Ivan ».

Le malentendu levé, « Mais oui, Hélène ! », nous avons passé une heure comme des étrangers, « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? », tandis que derrière notre échange tranquillement s’immisçaient des images de plus en plus vivaces. À cet homme juste là, sa voix, son regard, ses gestes d’une douceur extrême – la douceur masculine si touchante, ici enrobée d’une barbe, de cheveux grisonnants en bataille et du nez de notre grand-père – s’est superposé un enfant des années 1960 : nous avions à peu près le même âge, mes sœurs, lui, moi, nos vacances partagées chez nos grands-parents, Ivan qui n’en ratait pas une, toutes les conneries à portée de son imagination, la télé entièrement démontée étant l’une des plus mémorables. Nous ne voulions surtout pas de lui qui ne jouait jamais le jeu de nos jeux et ne respectait que sa propre logique. Même la nuit il nous compliquait l’existence, nous dormions dans la chambre des enfants, son sommeil accompagné d’un perpétuel roulé-boulé, le sommier grinçant en rythme, ça nous rendait dingues. Une fois levés, on essayait de le fuir, et surtout d’éviter qu’il vienne nous emmerder. Alors bien sûr, une cinquantaine d’années plus tard, dans ce bistrot, j’aurais voulu lui demander comment c’est possible de passer de la brusquerie à un tel calme, du tapage à une telle sollicitude, sauf qu’avant d’en arriver là nous avions nos existences à dérouler, pas trop le temps d’entrer dans les détails ou d’emprunter des détours. Sans doute nous étions-nous croisés, au moins aux enterrements, depuis toutes ces décennies. Je ne sais plus. Nous avons fini par échanger nos numéros de téléphone, « promis, on s’appelle », et bien entendu j’ai perdu le sien, oublié sur la table du bistrot. »

Cette anecdote datant de quelques mois aurait fait long feu dans mon esprit, un simple « devine qui j’ai croisé » et puis s’en va, si une pensée ne s’était insinuée, persistante, étirée de jour en jour, une pensée en forme de question : nos grands-parents auraient-ils pris pour un échec, le leur d’une certaine manière, le fait qu’Ivan et moi soyons à ce point devenus étrangers l’un à l’autre ? Ou bien, au contraire, pour une réussite ? »

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Rédaction Viabooks

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